Retour sur l'exploit d'Ueli Steck
En arrivant au camp de base de l'Annapurna 3 jours seulement après Ueli Steck j'apprends qu'il vient de réaliser son exploit dont j'avais entendu parlé quelques semaines plus tôt. Enorme !
Face sud de l'Annapurna. La voie Béghin Lafaille complétée par Ueli Steck (en pointillés, la trace approximative jusqu'au sommet) en 28 heures sans oxygène, et avec un seul surgant…
Oubliée, l’altercation avec des sherpas sur l’Everest de cet été. Sur le blog d’Ueli Steck, le bonheur. «Swiss machine» est de retour, avec un exploit, un «double exploit» même, commente la RTS, avec une vidéo: «A 37 ans, Ueli Steck a gravi l’Annapurna en 19 heures, réussissant à ouvrir une nouvelle voie sur la 10e montagne la plus haute du monde (8091 mètres), et à gravir seul le sommet.» Vingt-huit heures au total, avec le retour au camp de base. «A ces altitudes, sans oxygène, l’être humain le plus performant n’arrive pas à faire plus de 10 à 15 pas sans s’arrêter ensuite de 15 à 20 secondes pour retrouver son souffle. Y a pas de mots pour évaluer cet exploit», admire en connaisseur Stéphane Schaffter, alpiniste et guide de montagne.
«Steck avale la face sud de l’Annapurna en solitaire en un temps canon», s’exclame aussi Le Dauphiné Libéré. «L’exploit est d’autant plus historique que l’alpiniste a vaincu un vieux démon de cet Annapurna en empruntant la voie directe entamée en 1992 par le Grenoblois Pierre Béghin et le Haut-Alpin Jean-Christophe Lafaille, restée inachevée jusque-là. Le duo devait redescendre alors dans la tempête à 7500 m. Béghin trouvait la mort dans cette retraite et Lafaille rejoignait le camp de base après cinq jours, miraculé. 21 ans après, Steck a défloré les 600 m qui avaient manqué aux Français pour atteindre la cime. Un authentique exploit salué par le milieu.»
«Vingt-huit heures de concentration totale», titre la NZZ, qui publie «la première interview» de «Swiss Machine». Pourquoi est-il monté sans son partenaire, le Canadien Don Bowie? «Nous avions prévu de monter ensemble, mais pendant la phase d’acclimatation il est vite apparu que le terrain était trop exigeant pour lui sans être encordé. Et ç’aurait pris trop de temps de s’assurer. Quand j’ai vu que les conditions sur la paroi étaient bonnes, je me suis décidé à la tenter en solitaire.»
Nouvelle question: «Comme en 2011 avec la face sud du Sisha-Pangma, que vous aviez escaladée en 10 heures 30, vous êtes redescendu très vite. Habituellement, une cordée de la face sud de l’Annapurna prend plusieurs jours…» Réponse d’Ueli Steck: «Quand on monte sans être encordé et qu’on n’est pas stoppé, on va vite.»
La Suissesse et photographe Jeanine Patitucci était au camp de base, elle raconte son expérience sur son blog avec de magnifiques photos (on y voit entre autres Ueli Steck en t-shirt au camp de base, où il a fait jusqu’à 25 degrés à 5000 mètres!), c’est un des témoins qui a vu Ueli Steck monter; sur certaines images d’ailleurs, elle entoure d’un cercle rouge sa forme minuscule perdue dans une mer de neige; elle confirme, dans Montagnes-magazine: «Ueli était prêt à grimper, mais jusqu’où, aucun de nous ne le savait. J’avais l’impression qu’il était dans une disposition mentale différente que d’habitude, plus sérieux, comme concentré sur une ascension sévère que seuls quelques-uns sur la planète oseraient envisager.»
Pour savoir comment il a fait concrètement, les amateurs liront Planet Mountain, le site des pros, qui le premier a longuement interrogé Ueli Steck. Il explique quelles cordes, quels coinceurs, quelles dégaines qu'il a emportés. Ainsi que «6 barres et 3 boissons énergétiques, 2 Perronins (aliments lyophilisés) et… 100 grammes de fromage». Le magazine lui demande aussi pourquoi il a si peu communiqué pendant son expédition (1 SMS de Katmandou, 1 SMS à 5000 mètres et un autre, très court, à son retour au camp de base). «C’est suffisant. Je me concentre sur mon escalade autant que possible, c’est ce que j’aime, et c’est vrai que j’ai des sponsors qui me le permettent, et qui attendent quelque chose de moi en retour. Mais je n’ai monté l’Annapurna que pour moi, c’est très égoïste, mais c’était ma plus belle montée.» Sur le site de Swissinfo aussi, Steck explique qu’il n’a été en contact avec personne, qu’il est venu pour lui-même seulement et que c’est pour cette raison qu’il n’a pas tenu de blog – «si vous faites cela pour quelqu’un d’autre, vous allez vous retrouver en bas».
L’exploit du Bernois est d’autant plus impressionnant qu’il est monté… sans gants, apprend-on dans le Tages-Anzeiger, qui propose une formidable interview, franche et même brutale parfois. «Le fait que votre temps soit compté, à 37 ans, a-t-il joué [dans votre obstination à retenter l’Annapurna]?» «C’est dit un peu brutalement. Mais le bon moment pour tout finit par arriver dans la vie. Peut-être que les deux premiers essais sont venus trop tôt.» «C’était presque trop facile», dit encore Ueli Steck, j’ai bénéficié de conditions comme il y a en a peut-être tous les 100 ans. Le sommet était idéalement enneigé, la neige parfaite, je n’ai même pas eu de pierre perdue.»
Et donc, l’affaire des gants. «A 7000 mètres, je n’étais pas encore sûr d’aller jusqu’au bout. Je me suis arrêté pour photographier une rainure de glace, pour la retrouver facilement de nuit ensuite. Et là est tombé d’en haut un paquet de neige. Pas beaucoup, mais quand on n’est pas encordé, on a juste les crampons et on se colle à la paroi, pour ne pas être emporté… C’est comme cela que j’ai perdu mes gants et mon appareil photo*.» L’alpiniste raconte ensuite comment il a continué, dans des températures négatives, sans ses surgants et avec uniquement sa première couche de gants en duvet. Nouvelle question qui tue du journaliste: «Sans appareil, il n’y a pas de photo du sommet. Comment être sûr que vous êtes vraiment monté là-haut?
– Personnne ne le sait, sauf moi. Mais on peut voir mes traces jusqu’au sommet…
– Quand même, certains doutent, sans photos…
– Mais qu’est-ce que ça signifie, à l’ère de Photoshop… Si vous insistez, je peux vous en produire une demain…
– Ça vous énerve, ce genre de discussion? Il y a peu de photos de vous à des sommets, cela fait douter…
Et la réponse de Steck, lapidaire: «Il y a aussi des gens qui doutent encore que l’homme soit vraiment allé sur la Lune…»
C’est Elizabeth Hawley, cette étonnante journaliste américaine de 90 ans installée à Katmandou et qui est devenue La référence incontournable pour tous les alpinistes, qui aura le mot de la fin, lit-on enfin dans The Adventureblog. «Et considérant sa réputation, je pense qu’il sera tranquille.»
Cette performance vient marquer l'histoire des grands solos sur les plus hauts sommets de l'Himalaya, dans la lignée des autres ascensions remarquables du genre réalisées par Reinhold Messner (Nanga Parbat, 8125 m., versant Diamir, 1978), Pierre Béghin (face sud du Makalu, 8463 m., 1989) ou encore Tomaz Humar (face sud du Dhaulagiri, 8167 m.,1999). De part sa vitesse d'exécution, cette performance a quelque chose d'unique et laisse abasourdi.